Le 10 août 1942, Georges Lamirand, secrétaire général à la Jeunesse et au sport du gouvernement du Maréchal Pétain, vient visiter les mouvements de jeunesse, très actifs sur le Plateau. L'après-midi est consacré aux discours sur le terrain de sport, puis un culte se déroule au Temple, présidé par le pasteur Jeannet du Mazet. À l'issue de ce dernier, Georges Lamirand est approché par un groupe de jeunes élèves de l'École Nouvelle Cévenole qui lui remettent une lettre de protestation contre la rafle du Vel d'Hiv...
Monsieur le Ministre,
Nous avons appris les scènes d'épouvante qui se sont déroulées il y a trois semaines à Paris où la police française, aux ordres de la puissance occupante, a arrêté dans leurs domiciles toutes les familles juives de Paris pour les parquer au Vel d'Hiv...Nous craignons que les mesures de déportation des Juifs ne soient bientôt appliquées dans la zone sud.
Nous tenons à vous faire savoir qu'il y a, parmi nous, un certain nombre de Juifs. Or, nous ne faisons pas de différence entre Juifs et non Juifs. C'est contraire à l'enseignement évangélique.
Si nos camarades, dont la seule faute est d'être nés dans une autre religion recevaient l'ordre de se laisser déporter ou même recenser, ils désobéiront aux ordres reçus et nous nous efforcerions de les cacher de notre mieux.
On ne peut qu’admirer la maturité morale et politique de ces jeunes, le mélange de courage et d’intelligence dont ils ont fait preuve. Il y a des moments où c’est ce mélange qui seul peut tenir front à l’obscurité. Je pense par exemple au discours de Miguel de Unamuno, Recteur de l’Université de Salamanque, en octobre 1936, dressé devant la phalange fasciste et son cri « vive la mort, à bas l’intelligence ! » : « Cette université est le temple de l’intelligence et j’en suis le grand prêtre, c’est vous qui profanez son enceinte sacrée. Vous vaincrez, parce que vous possédez plus de force brutale qu’il ne vous en faut, mais vous ne convaincrez pas ». Karl Barth, à la même époque, face à la montée du nazisme, disait que ce n’était pas seulement la révélation de la violence et du mensonge, que nous connaissons depuis Machiavel, mais, dans la société toute entière, de la lâcheté et de la crédulité, de la bêtise. C’est pourquoi la démocratie, ou de quelque nom qu’on l’appelle, demande l’alliance du courage et de l’intelligence.
Mais sur quelle limite se tenir, avec courage et intelligence ? Sur quelle obéissance supérieure fonder la désobeissance civile que ces collégiens annoncent, quand la gouvernance et les lois elles-mêmes deviennent celles de la violence et du mensonge, de la barbarie inhumaine ? Que faire quand l’État s’absolutise, se considère comme seul souverain, maître de déportation, de vie et de mort sur sa population ? Peut-on être citoyen contre son État, en dépit de son État ? Oui, précisément, en donnant à cet État ses limites. Le temple en est une sorte de lieu symbolique, comme la théologie : il y a des limites à l’État souverain lui-même. Il y a une limite à tout. Dans ses Critiques, Kant a proposé une philosophie des limites. En marge de son exemplaire de la Critique de la Raison Pure, que nous avons au Fonds Ricœur, Ricœur avait écrit : « limiter, c’est militer ». Il y a une militance de la limite, ici portée par ces quelques jeunes.
Que disent-ils ? Ils refusent d’être traités différemment les uns des autres, selon la nationalité, la religion ou la naissance. Les juifs qui sont « parmi nous » sont comme nous, et nous sommes les uns comme les autres. Et si on les cherche pour les séparer de nous, « nous nous efforcerons de les cacher », de manière à ce qu’ils retournent à cet incognito du parmi nous. Cette idée d’une identité cachée, comme masquée par l’incognito, me fait penser à l’incognito des institutions de la société que Ricœur défendra quelques années plus tard dans son grand texte « Le socius et le prochain », où la charité se fait de manière anonyme. Mais « chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25). C’est cela une société décente : une société où l’on n’est pas assigné à une identité, incarcéré dans une identité. Et les justes aussi, ce sont ceux qui s’ignorent tels.
Que faisons-nous, nous aujourd’hui, en commémorant cet étonnant moment ? Dans une conférence sur « Le bon usage des blessures de la mémoire », Ricœur reprenait sa grande enquête sur La mémoire, l’histoire, l’oubli, sur le travail de mémoire, où l’apaisement exige à la fois de combattre l’oubli délibéré de l’amnistie facile, de l’amnésie, et de combattre la mémoire malade de la compulsion de répétition. Cet apaisement demande aussi ce qu’il appelle une hospitalité narrative à la mémoire des autres, et d’accepter que nos identités soient non seulement enchevêtrées mais inachevées, poétiques. Comme le proposait Hannah Arendt, nos identités peuvent ainsi être à la fois déliées du terrible du passé par le pardon et reliées au bonheur de l’avenir par la promesse, qui dit chaque fois le pacte nouveau, la nouvelle alliance entre des mémoires diverses. Mais comme le disait Calvin, toutes les alliances de l’histoire doivent apprendre à coexister jusqu’à la fin de l’histoire, et il n’y a pas de promesse qui pourrait se faire sur la table-rase des promesses antérieures. Cette idée d’une alliance nouvelle qui ferait table-rase des autres est peut-être l’idée d’une théologie protestante dévoyée, tige jadis d’un colonialisme barbare, naguère d’un communisme comme d’un nazisme totalitaires, mais aujourd’hui aussi d’un grand Israël terrifiant. À nous de repenser les limites, et de les tenir.