La mémoire du sauvetage. Comment le Plateau s'est souvenu ? Article de Nathalie Heinich

Il existe aujourd’hui une quantité de traces mémorielles de l’histoire du sauvetage des Juifs sur le Plateau Vivarais-Lignon, qui est en passe de devenir mythique. Cette profusion mémorielle contraste étonnamment avec le silence qui a prévalu pendant une trentaine d’années, à partir de la fin de la guerre, alors même que son objet ne comporte aucune honte et guère de trauma. Comment la mémoire individuelle s’est-elle peu à peu muée en mémoire collective, en histoire scientifique et en dispositifs politiques, jusqu’à doter ce village de ce qu’on peut nommer un « patrimoine éthique » ?

_____

 

Beaucoup d’entre vous savez sans doute qu’en 2021 est paru chez Dolmazon le livre de Muriel Rosenberg, Mais combien étaient ils ?, qui fait état de ses recherches pour comptabiliser enfin avec précision le nombre de Juifs sauvés sur le Plateau pendant l’Occupation. C’est la même année qu’a été organisée, à l’initiative de Denise Vallat, l’exposition sur Erich Schwam, cet ancien enfant caché au Chambon qui venait de léguer son héritage à la commune. 

Ce sont deux enquêtes historiques à dimension mémorielle, menées en dehors du cadre universitaire, à partir des témoignages des habitants du village et de ceux qui y ont séjourné : c’est là une configuration atypique, témoignant d’une implication rare, grâce à laquelle l’histoire croise la mémoire, et un passé vieux de trois générations ressurgit alors même que certains témoins sont encore vivants. Je précise que Denise Vallat a été la fondatrice et première présidente de l’association des amis du Lieu de Mémoire, dont Muriel Rosenberg est l’actuelle présidente. Les activités menées dans le cadre de cette association m’ont beaucoup servi pour élaborer cette conférence, de même que l’article qu’Aziza Gril-Mariotte avait consacré à ce sujet dans l’ouvrage collectif La Montagne refuge. Et je m’appuie aussi sur mes propres travaux de sociologue ayant travaillé sur les problèmes d’identité et sur les témoignages de déportation (notamment dans un recueil d’articles intitulé Sortir des camps, sortir du silence), ainsi que sur les questions patrimoniales (notamment dans La Fabrique du patrimoine).

Durant la génération qui suivit les événements, ce passé récent était demeuré à peu près muet au Chambon et dans ses environs. Certes, cela a été aussi le cas pour la mémoire de la Shoah au niveau national et international : on sait, grâce à de nombreux travaux de recherche, combien les témoignages ont été longs à être produits et à être entendus. Mais la mémoire du sauvetage sur le Plateau est, d’une certaine façon, à l’opposé de la mémoire de la Shoah, puisqu’elle ne comporte aucune honte et guère de trauma, hormis la rafle de la maison des Roches. Au contraire, elle devrait être source de fierté : 84 « Justes parmi les nations », distingués à ce titre par l’institut Yad Vashem, ont été recensés à ce jour sur le Plateau. Et malgré cela il a fallu au moins une génération pour que ressurgisse ce passé pas si lointain, pour devenir peu à peu un motif quasi légendaire, et ce à l’échelle internationale avant de l’être à l’échelle locale et nationale. Voilà qui illustre par un cas bien précis la difficulté qu’avait soulignée Jacques Sémelin à enquêter sur le sauvetage, alors que tout pousse à parler du massacre. 

C’est ce lent processus d’émergence mémorielle dont je vais tâcher de retracer à la fois le pourquoi – pourquoi un tel délai – et le comment – quelles formes il a prises. Il ne s’agira pas toutefois de « démythifier » la légende ou de dénoncer d’éventuelles erreurs historiques, comme cela a déjà été tenté suite à diverses controverses. Je ne prétends même pas exhumer des faits qui seraient restés inconnus, comme le ferait un historien. Mon but est de réfléchir, en sociologue, aux conditions de formation de cette mémoire collective bien particulière, en décrivant l’intrication étroite et la construction croisée de la mémoire et de l’histoire, de façon à reconstituer le processus qui a rendu possible la création du « Lieu de mémoire ». 

Loin de s’être imposé de façon immédiate et linéaire, passant des habitants aux livres d’histoire, le souvenir de ce qui a eu lieu sur le Plateau pendant l’Occupation n’a pu émerger, se muer en traces d’un événement historique et, finalement, se transmettre, que grâce à la coopération de personnes et de moyens très hétérogènes. D’où la complexité de l’écheveau que constitue la chronologie de ce processus mémoriel bien particulier, dont nous allons voir qu’il mêle, premièrement, le passage du silence à la parole ; deuxièmement, le passage du privé au public ; troisièmement, le passage de l’individuel au collectif ; quatrièmement, le passage de l’association à l’institution ; cinquièmement, le passage du témoignage à l’historiographie ; sixièmement, de la mémoire à l’histoire ; et la dernière station de ce parcours sera consacrée à la patrimonialisation de la mémoire.
 

1. Du silence à la parole 

Pour qu’un événement vécu se mue en mémoire il faut, selon le philosophe Paul Ricoeur, que sa trace corticale, non consciente, devienne une trace psychique, consciente ; puis que l’empreinte psychique se matérialise dans des images ou dans des mots qui lui donneront consistance voire signification, devenant des « vecteurs de mémoire », selon l’expression de l’historienne Sarah Gensburger.

Les mots, donc : a-t-on parlé après la guerre, dans les familles du Plateau, de ce qu’ont fait les uns et les autres ? On ne le sait guère, faute d’accès à l’intimité des vies vécues. Mais nous pouvons supposer grâce à quelques témoignages que le silence était plutôt la règle, non par oubli, par indifférence ou moins encore par honte, mais par conviction que tout cela ne valait pas la peine qu’on en parle car ce qui fut fait allait de soi : « Nous devions le faire, nous l’avons fait, c’est tout », selon les mots d’un témoin qui donnent son titre au livre consacré par Patrick Cabanel au refuge dans les Cévennes. C’est là un trait non de caractère mais d’habitus protestant, qui a été largement relevé par les commentateurs du sauvetage.

Au silence qui prévalut pendant la guerre, pour des raisons de sécurité, succéda donc le silence de l’après-guerre : non plus celui des rescapés des camps, rendus parfois muets sur ce qu’ils avaient traversé par l’effet d’une « identité blessée », selon les mots du sociologue Michael Pollak, mais le silence de ceux qu’on n’appelait pas encore les «Justes », certains de n’avoir fait que leur devoir. S’y est ajouté le silence d’un grand nombre de Juifs qui ne souhaitaient pas revenir, même mentalement, aux heures noires de la traque. Il n’allait donc pas de soi de parler, soit parce qu’on estimait n’avoir rien de spécial à dire, soit parce qu’on ne se sentait pas écouté, soit parce qu’on préférait oublier.

Pour que la trace psychique se mue en trace mémorielle, et l’expérience vécue en événement, il faut passer de la parole privée à la prise de parole publique, c’est-à-dire de la remémoration personnelle ou, éventuellement, familiale, au témoignage, qui fait exister le passé pour un tiers. Ici commence donc l’histoire de la façon dont le Plateau, après plus de vingt-cinq ans, s’est souvenu. 

 

2. Du privé au public

C’est en 1971 qu’eut lieu, au Chambon même, la première manifestation publique évoquant le sauvetage. Le 31 mai, à l’occasion de la cérémonie d’inauguration du nouveau gymnase du Collège cévenol, Magda Trocmé, épouse du pasteur, se rend au Chambon et lit au temple le message rédigé par André, trop malade pour quitter Genève où il résidait. Probablement y évoquait il la médaille des Justes que l’institut Yad Vashem venait de lui attribuer, probablement à l’initiative de l’historienne et ancienne résistante Anny Latour qui, pour préparer un ouvrage publié en 1970, avait interviewé les Trocmé et Rosowsky.

L’on connaît les mots par lesquels André Trocmé accueillit cette reconnaissance qu’il estimait être un honneur immérité : « Pourquoi moi, et pas la foule des humbles paysans de la Haute-Loire, qui ont fait autant et plus que moi ? Pourquoi pas ma femme, dont la conduite a été beaucoup plus héroïque que la mienne ? Pourquoi pas mon collègue Edouard Theis, avec lequel j’ai tout partagé, en fait de responsabilités ? Je ne puis accepter la ʺMédaille des Justesʺ qu’au nom de tous ceux qui se sont ʺmouillésʺ pour nos frères et nos sœurs persécutés, injustement, jusqu’à la mort. » Il décèdera quelques jours plus tard. À la cérémonie funéraire au temple du Chambon, en présence de toute sa famille et de nombreux Chambonnais, assistera aussi l’ambassadeur d’Israël, qui remettra publiquement à Magda la médaille d’André (j’aurais aimé pouvoir vous montrer une image de cette cérémonie mais je n’en ai pas trouvé, ce pourquoi je déroge à la règle que je me suis fixée – ne montrer que des images relatives à la mémoire du sauvetage telle qu’elle s’est constituée sur le Plateau – en montrant cet arbre de Yad Vashem dédié en 1972 à André et Magda Trocmé).

Le deuxième acte de ce passage du privé au public aura lieu huit ans plus tard : le 17 juin 1979 fut inaugurée une plaque commémorative bilingue, en français et en hébreu, apposée sur le mur de l’école communale, face au temple, en présence d’Oscar Rosowsky, ex fabricant de faux papiers au Chambon, qui en 1977 avait fait un appel aux anciens réfugiés juifs pour qu’ils s’associent à sa démarche. Plusieurs dizaines étaient venus ce jour-là, et purent retrouver les habitants qui les avaient hébergés. La presse – locale mais aussi nationale et internationale – se fit largement l’écho de l’événement. Les cartes postales en vente dans les deux maisons de la presse et les deux librairies du village comportèrent dès lors une photographie de la plaque, qui jusqu’en 2013 fut la seule trace publique des événements. Cette plaque, fabriquée par un sculpteur et dont les termes avaient été soigneusement pesés par les donateurs, était ainsi rédigée 

 

« Le souvenir du Juste restera pour toujours »

HOMMAGE

A LA COMMUNAUTÉ PROTESTANTE DE CETTE TERRE CÉVENOLE

ET À TOUS CEUX ENTRAÎNES PAR SON EXEMPLE

CROYANTS DE TOUTES CONFESSIONS ET NON CROYANTS

QUI PENDANT LA GUERRE 1938-1945

FAISANT BLOC CONTRE LES CRIMES NAZIS

ONT AU PÉRIL DE LEUR VIE SOUS L'OCCUPATION

CACHÉ, PROTÉGÉ, SAUVÉ PAR MILLIERS

TOUS LES PERSECUTÉS.

LES JUIFS REFUGIÉS AU CHAMBON-SUR-LIGNON

ET DANS LES COMMUNES AVOISINANTES.


 

Une exposition suivra en 1983, à l’initiative d’une association locale d’érudits intéressés par le protestantisme, la Société d’Histoire de la Montagne (S.H.M.) : « Accueil et résistance sur le Plateau Vivarais-Lignon, 1939-1945 ». Elle bénéficiait de l’engagement, sur place, d’un professeur d’histoire au collège cévenol, Bernard Galland (alors président de la S.H.M.) ; et, à distance, du soutien d’une autre association, Friends of Le Chambon (devenue ensuite Chambon Foundation), créée par Pierre Sauvage, fils de réfugiés né sur le Plateau pendant la guerre et vivant en Californie.

C’est le même Pierre Sauvage, documentariste de profession, qui organisera en juillet 1986, au cinéma du village, la première projection publique de son film Les Armes de l’esprit, en présence de plusieurs protagonistes du film, anciens réfugiés et habitants.

weapons of the spirit

L’événement donna lieu à d’intenses discussions sur place, mais aussi à de violentes controverses dans la presse juive française en raison de désaccords sur certaines interprétations proposées dans le film. Il reçut toutefois un accueil très favorable lors de projections à Cannes en 1987, à Paris, à Oxford.

En 1990 eut lieu un colloque organisé au Chambon par la Société d’Histoire de la Montagne afin de « dresser un premier bilan des connaissances sur l’ensemble des problèmes qui se sont posés au Plateau pendant cette période 1939-1944 ». Il permit de confronter – parfois durement – les points de vue des témoins avec ceux des historiens locaux et des universitaires qui, pour la première fois, tentèrent de faire le point sur l’histoire du sauvetage. Les actes en furent publiés deux ans plus tard. 

En 1999 eut lieu une deuxième exposition, « Résistances croisées », destinée à préfigurer un futur musée, car la commune désormais était partie prenante. À partir des années 2000 se multiplient les initiatives consistant à inscrire la mémoire dans l’espace public. Il y eut ainsi la pose de plaques commémoratives : en 2001 sur le mur extérieur de la maison des Roches où avait eu lieu la rafle de juin 1943, à la seule initiative d’Antonio Plazas, ancien réfugié espagnol et résident aux Roches, rescapé de la rafle ; l’année suivante, dans les villages de Villelonge et Devesset, en mémoire de la résistance armée ; en 2004, au Chambon, en hommage à Charles Guillon, ancien maire, et à André Philip, ancien député. 

Il y eut également d’autres expositions : au Chambon en 2002, à l’initiative de Pierre Sauvage et entièrement subventionnée depuis l’Amérique, dans une vitrine dite « exposition du carrefour », qui restera ouverte durant cinq ans ; en 2006, au Chambon toujours, dans la gare récemment rénovée grâce au mécénat d’American Friends, à l’initiative de la municipalité et de Pierre Sauvage. 

Il y eut aussi en juin 2004, pour rassembler les derniers témoins, des journées « Mémoires du Plateau », organisées là encore par Pierre Sauvage mais, cette fois, en collaboration avec la municipalité du Chambon et celle du Mazet-Saint-Voy, la Société d’Histoire de la Montagne, les Amis du Chambon et la Chambon Foundation.

 Il y eut surtout – clou de cette publicisation des traces du passé – la visite officielle au Chambon, le 8 juillet 2004, de Jacques Chirac, alors président de la visite officielle au ChambonRépublique, et de Simone Veil, alors membre du Conseil constitutionnel et présidente de la fondation pour la mémoire de la Shoah : visite qui acheva de conférer un écho à la fois local, national et international à l’histoire de la commune. S’ensuivit l’organisation par l’office du tourisme d’un parcours mémoriel sur les lieux du sauvetage. 

Le mouvement toucha également les communes environnantes : à Chaumargeais, à l’initiative de l’association des Amis du vieux Tence, fut installé en 2009 contre le mur de l’école un « Arbre de la mémoire », petit monument commémoratif où figurent les noms de tous les Juifs réfugiés qui avaient pu être recensés à cette date. L’année suivante la même association fit installer devant la ferme d’Istor, près de Chaumargeais, un panneau commémoratif de l’« école des Prophètes», ce petit groupe de résistants et d’érudits juifs qui y survécut durant les derniers mois de l’Occupation . 

Et en 2011 la commune d’Intres se joignit au mouvement avec des panneaux commémoratifs documentant l’accueil des Juifs, et notamment du grand rabbin Isaïe Schwartz et de sa famille. 

L’acmé enfin de ce processus advint le 3 juin 2013 avec l’inauguration du Lieu de Mémoire du Chambon-sur-Lignonl’inauguration du Lieu de Mémoire du Chambon-sur-Lignon, en présence de plusieurs ministres et de nombreuses personnalités, dont l’ambassadeur de l’État d’Israël. Vous savez tous que cette initiative est le fruit des efforts du maire du Chambon Eliane Wauquiez-Motte, qui mit fin à une longue succession de projets controversés – certains d’entre vous ont sans doute assisté à la conférence qui fut consacrée ici même à ce sujet il y a deux semaines. 

C’est à la suite de cette ouverture du Lieu de Mémoire que furent installés dans le village, à l’initiative de la municipalité, des panneaux commémoratifs servant de repères pour le parcours mémoriel. Et dès 2014 l’association des Amis du Lieu de Mémoire organisera chaque année une « marche de la mémoire » pour commémorer le premier acte de résistance civile publique sur le Plateau, le 10 août 1942 – elle réunit chaque année plusieurs dizaines de participants 

Monique Gutman et Nelly Trocmé
Monique Gutman et Nelly Trocmé

 

Enfin le dernier épisode en date de ce passage de la mémoire privée à la mémoire publique est celui que j’ai mentionné en introduction : l’exposition sur Erich Schwam en 2021.

3. De l’individuel au collectif 

Outre la transformation des traces psychiques en traces mémorielles, cette publicisation du souvenir produit également un passage de l’expérience individuelle à l’expérience collective. En effet, tant que l’expérience vécue pendant la guerre était enclose dans les mémoires individuelles ou familiales, rien ne permettait aux protagonistes de savoir qu’il ne s’agissait pas seulement de vécus isolés, mais qu’un phénomène collectif était à l’œuvre, impliquant des dizaines voire des centaines de protagonistes – concernant les Justes – voire des milliers – concernant les Juifs. Ainsi Eliane Jouve, née en 1948 et dont les grands-parents avaient hébergé le fils de Jules Isaac au hameau de Hugons, témoigne rétrospectivement : « Nos parents parlaient peu de cette époque. Et ce n’est d’ailleurs qu’après la guerre, quand des livres et des témoignages sont sortis, que nos parents eux-mêmes ont réalisé l’ampleur de la solidarité qui a été pratiquée chacun dans son coin, selon sa conscience. » C’est la dimension publique qui donne accès à la dimension collective, révélant l’existence non plus seulement d’une pluralité d’expériences personnelles mais d’un véritable événement, exceptionnel par son ampleur, donc historique – c’est-à-dire digne de passer à la postérité.

Contribuèrent à cette prise de conscience les titres de « Justes parmi les nations » attribués par l’institut Yad Vashem à plusieurs protagonistes : après André Trocmé en 1971, ce fut le tour de son cousin Daniel Trocmé, à titre posthume, ainsi que Mireille Philip en 1976 et Magda Trocmé en 1984, pour cette dernière à l’initiative de Pierre Sauvage. Et surtout il y eut le « diplôme d’honneur » décerné en 1988 à la commune du Chambon-sur-Lignon tout entière ainsi qu’aux villages avoisinants, toujours à l’initiative de Pierre Sauvage : distinction tout à fait exceptionnelle, en raison du grand nombre de récipiendaires potentiels. En même temps une stèle en l’honneur du Chambon était installée dans le jardin de Yad Vashem. 

Justes parmi les nations

Mais de cela les villageois ne prirent probablement conscience que peu à peu, tant l’institut de Jérusalem, malgré son comité français, est loin du Plateau – même si le diplôme d’honneur fut longtemps affiché dans le hall de la mairie avant d’être déplacé au Lieu de Mémoire. Plus efficace sans doute pour la prise de conscience de l’ampleur du phénomène fut l’appel lancé en octobre 1977 depuis Paris par Oscar Rosowsky à l’attention des anciens réfugiés, par lettres auprès de ses contacts ainsi que par un article paru dans L’Information juive, intitulé «Le sauvetage des juifs en France occupée, 1942-1944 : Le Chambon-sur-Lignon, un ʺDanemarkʺ en France » : repris dans plusieurs titres de la presse juive internationale, il permit de rassembler 144 personnes. Dès lors c’est chez les Juifs qu’émergea la prise de conscience que ce qu’ils avaient vécu pendant la guerre relevait d’une expérience non seulement individuelle mais collective, et non seulement collective mais exceptionnelle par son ampleur. L’inauguration de la plaque commémorative au Chambon en 1979 leur permit de joindre cette prise de conscience à celle des habitants qui y assistèrent ou en eurent connaissance par la presse locale.

Après l’initiative institutionnelle de Yad Vashem, et l’initiative individuelle puis associative de Rosowsky, ce furent les initiatives éditoriales qui contribuèrent à la conscience de la dimension collective exceptionnelle de cette histoire. Je ne mentionne que pour mémoire l’article paru aux États-Unis en 1953 dans le journal pacifiste Peace News, « The Story of Chambon : Resistance without Arms », consacré au rôle du pasteur André Trocmé : il était trop lointain et trop confidentiel pour contribuer au processus mémoriel. Très remarqué en revanche fut le livre du philosophe américain Philip Hallie, publié à New York en 1979 (l’année même de l’inauguration de la plaque commémorative au Chambon) puis traduit en français l’année suivante en dépit de ses nombreuses approximations. Dès lors les ouvrages se succédèrent, dont la plupart se trouvent dans les librairies du village : ouvrages d’édification ou de vulgarisation, comme ceux de Hallie, de l’érudit local Gérard Bollon, de la responsable scientifique du Lieu de Mémoire Aziza Gril-Mariotte ou plus récemment d’Emmanuel Deun ; ouvrages de fiction, comme ceux de Philippe Boegner, de la canadienne Carol Matas, de Carole Zalberg, d’Ariane Bois ou d’Alfred Lenglet ; albums de bande dessinée ; ou encore – j’y reviendrai – témoignages ou historiographies. On peut y ajouter plusieurs ouvrages de vulgarisation ou d’édification parus à l’étranger, non traduits et donc n’ayant guère eu la possibilité de toucher les habitants du Plateau ; ils se situent pour la plupart dans la mouvance des courants protestants ou pacifistes – particularité qui signe là encore la singularité du phénomène chambonnais.

Certaines de ces publications ont donné lieu à des présentations publiques au Chambon, qui confèrent aux faits évoqués une dimension non plus anecdotique mais historique, à l’échelle non seulement de toute une collectivité dispersée dans différentes communes mais aussi de tous ceux concernés par le crime contre l’humanité que constitue l’extermination des Juifs. Ce ne sont donc plus seulement des personnes individuelles mais c’est aussi, symboliquement, l’humanité entière, qui ont pu être considérées comme « sauvées » par ces actions exemplaires.


 

4. De l’association à l’institution 

La dimension à la fois collective et exceptionnelle du sauvetage se manifeste aussi par l’existence, déjà évoquée, d’associations qui ont pris en charge son étude et sa mise en valeur. Car dès lors que la mémoire s’organise grâce à des structures officielles et relativement pérennes, elle ne peut plus relever du hasard individuel ou d’une simple volonté personnelle de faire retour sur son propre passé, de payer une dette symbolique, de s’engager dans un processus de reconnaissance. L’existence d’associations témoigne publiquement qu’on a affaire à un phénomène d’intérêt, sinon général, du moins largement partagé. 

Nous avons vu que les premiers collectifs organisés se sont constitués principalement grâce à deux anciens réfugiés, Oscar Rosowsky et Pierre Sauvage. Par ailleurs, sur place, la Société d’Histoire de la Montagne, créée en 1973, infléchit notablement ses activités au début des années 1980 en direction de la question de l’accueil des Juifs, avec un projet de centre muséal porté par son président Bernard Galland. Son action sera ensuite relayée sur le plan proprement mémoriel par les initiatives de l’association des Amis du vieux Tence.

Toutefois le stade associatif n’est que le premier moment de ce qu’on peut appeler la « mise en collectif » ainsi que l’officialisation d’un centre d’intérêt : un degré supérieur est atteint avec le stade institutionnel. Or celui-ci, s’est fait jour dès le début des années 1970 avec la reconnaissance accordée à André Trocmé par Yad Vashem. C’est là à nouveau l’une des particularités remarquables du cas du Plateau, puisque ce n’est que plusieurs années après cette première initiative institutionnelle venue de l’étranger qu’une mémoire locale a pu émerger, mais portée par des individus puis des collectifs extérieurs au Plateau – à savoir les anciens réfugiés. 

C’est dire que la construction de cette mémoire, loin d’avoir été impulsée par ceux qui en sont les premiers bénéficiaires – les habitants du Plateau – a été tirée de l’extérieur, par des étrangers, et parfois même de très loin : ainsi c’est aux États-Unis qu’à partir des années 1980 furent décernés au village et à sa région plusieurs prix et médailles de différentes institutions : prix Joseph-Prize en 1983, médaille de The Immortal Chaplains Foundation en 2003, prix du JCRC (Jewish Community Relations Council) of Minnesota and the Dakotas en 2010.

Il fallut attendre trente ans après l’institution israélienne pour que ce soit la République française, personnifiée par son président, qui vienne apporter au Chambon une reconnaissance institutionnelle au plus haut niveau avec, nous l’avons vu, la visite en juillet 2004 de Jacques Chirac, accompagné de Simone Veil. Trois ans plus tard, le seul nom de commune cité par Chirac lors de l’entrée des Justes au Panthéon en 2007 fut d’ailleurs celui du Chambon-sur-Lignon. Enfin, le 23 avril 2009 à Washington, c’est Barack Obama, le président des États-Unis nouvellement élu qui, dans un discours à l’occasion des Journées du souvenir, évoqua le Chambon et les milliers de Juifs qui y ont été sauvés. Et c’est seulement après ces phénomènes d’institutionnalisation nationale et internationale – à partir des années 2010 donc – que les institutions locales concrétiseront la prise de conscience des événements, nous l’avons vu, par la pose de plaques ou l’organisation de parcours mémoriels à l’initiative des municipalités.

Enfin le stade le plus visible – mais le plus tardif – d’institutionnalisation de la mémoire au niveau local fut l’ouverture en juin 2013 du « Lieu de Mémoire au Chambon-sur-Lignon » (terme adopté, après maintes hésitations, en référence au concept inventé par Pierre Nora), installé dans une partie désaffectée de l’école – celle-là même dont le mur extérieur porte, par un heureux hasard, la plaque apposée en 1979. Son inauguration permit aux habitants de prendre conscience de l’importance des événements ainsi commémorés en constatant l’impressionnante noria des officiels venus en avion de Paris et de l’étranger, du préfet de région ainsi que de tous les responsables politiques locaux, dûment protégés par les forces de l’ordre. 

 

5. Du témoignage à l’historiographie

Après les émergences parallèles de la parole, de la publicisation, de la collectivisation et de l’institutionnalisation, reste une dernière dimension fondamentale du processus mémoriel : celle qui conduit du témoignage à l’historiographie, ou de la mémoire subjective à la vérité objective. 

La mémoire et l’histoire : de nombreuses passerelles existent entre les deux, ne serait-ce que parce que la seconde s’appuie en partie sur les données de la première. Mais il est important de bien les distinguer, car elles ne relèvent pas des mêmes « arènes », des mêmes domaines : la mémoire appartient à l’arène civique ou à l’arène domestique du devoir envers les morts et de l’édification des vivants ; tandis que l’histoire appartient à l’arène épistémique de la quête de vérité scientifique. La première est l’affaire des descendants, des citoyens voire des politiques, tandis que la seconde est l’affaire des chercheurs. La première se matérialise par des supports du souvenir (monuments, plaques…) et des rituels commémoratifs, tandis que la seconde se matérialise par des publications.

Dans le cas qui nous occupe, les chronologies respectives du témoignage et de l’historiographie manifestent, bien sûr, l’antériorité du premier. Côté témoignages, la série commence dès 1951 avec un très court article dans la revue du MRAP, illustré de deux photographies, signé Oscar Rosowsky (présenté comme « président de la section parisienne de l’Union des Etudiants Juifs ») ; mais il faudra attendre une génération pour qu’elle se mette réellement en place, toujours grâce à Rosowsky, avec l’article de 1977 déjà mentionné, accompagnant son appel pour retrouver les anciens réfugiés. 

Toutefois la première date réellement marquante en matière de témoignage est celle de la projection publique en 1986 des Armes de l’esprit de Pierre Sauvage, qui donna la parole à de nombreux témoins. Suivront à partir des années 1990 plusieurs publications de témoignages: aux éditions L’Harmattan, le livre de souvenirs de Pierre Fayol, l’un des chefs de la Résistance sur le Plateau, et celui de Roger Debiève, très critique envers Trocmé ; une douzaine d’années plus tard paraîtront un recueil de témoignages réunis et présentés par Pierre Boismorand aux éditions du Cerf, et chez l’éditeur Dolmazon un autre recueil édité par Annick Flaud et Gérard Bollon. Et c’est seulement en 2020 et 2021 qu’aura lieu la publication très attendue des Mémoires d’André Trocmé et de celles de Magda, grâce au travail éditorial de Patrick Cabanel.

Du côté de l’historiographie, le premier ouvrage évoquant la question du sauvetage, publié en 1970, est celui sur la Résistance juive de l’historienne et ancienne résistante Anny Latour (nom de résistance d’Anny Gutman, épouse Lévy) <image 25>. Une demi-douzaine de pages y sont consacrées au Chambon à partir d’entretiens avec les Trocmé à Genève et avec Rosowsky à son domicile de L’Haÿ-les-Roses – et l’on peut d’ailleurs supposer que c’est le premier témoignage de Rosowsky, publié en 1951, qui a été le point de départ de son enquête. D’ailleurs elle publiera en 1978, l’année suivant l’appel lancé par Rosowsky, un article lui rendant hommage. 

Mais là encore, comme pour les témoignages il se produit un grand laps de temps – une trentaine d’années – avant que l’initiative pionnière d’Anny Latour trouve dans les années 2000 une suite dans le monde universitaire, avec les soutenances de thèse de l’historien François Boulet, puis du sociologue Serge Bernard et de l’historien Sylvain Bissonnier. Toujours dans ces mêmes années paraîtront à l’étranger deux ouvrages d’historiens : celui de Martin Gilbert sur les Justes, qui ne comporte que quelques pages consacrées au Chambon, et surtout celui de Patrick Henry qui, lui, développe l’histoire du Plateau. Enfin Patrick Cabanel, spécialiste du protestantisme, contribuera notablement à cet essor de l’historiographie, d’abord avec la publication des actes du colloque tenu en 2003 à Saint-Agrève, puis avec un ouvrage entièrement consacré aux Justes, enfin avec la direction collective de l’ouvrage de référence publié à l’occasion de l’ouverture du Lieu de Mémoire, avec les autres membres du comité scientifique – Philippe Joutard, Jacques Sémelin et Annette Wieviorka.


 

6. De la mémoire à l’histoire et de l’histoire à la mémoire

L’on est donc passé de la mémoire, construite peu à peu par l’interaction entre acteurs locaux et institutions internationales puis nationales, à l’histoire, produite par le travail d’historiens amateurs puis professionnels. Or ces avancées historiennes contribuent elles aussi au travail mémoriel et à la diffusion quasi militante du souvenir des événements, dans un objectif pédagogique et civique de transmission.

C’est ainsi qu’un certain nombre des ouvrages publiés sur le sujet furent présentés lors de conférences publiques, notamment depuis l’ouverture du Lieu de Mémoire, qui mène une politique active de manifestations culturelles durant l’été – nous en sommes ici même les témoins en même temps que les acteurs. Il est émouvant de voir dans l’assistance, mêlés aux érudits locaux, aux curieux, aux touristes, des octogénaires voire nonagénaires ayant vécu les événements abordés par le conférencier, et qui parfois, au moment des questions, livrent timidement leur témoignage, rectifiant au besoin un nom, un lieu, une date. Le Lieu de Mémoire emblématise ainsi concrètement la rencontre de l’histoire et de la mémoire.

Cette rencontre est parfois conflictuelle, soit parce que les témoins sont là pour relever d’éventuelles erreurs factuelles, soit – surtout – parce qu’ils privilégient une conception moralement orientée de l’histoire, qui supporte mal, par exemple, la relativisation des qualités des uns ou des autres, ou encore la mise en évidence des enjeux économiques du sauvetage. Emblématique à cet égard fut le colloque déjà évoqué de 1990 organisé au Chambon, qui réunit pour la première fois durant plusieurs journées historiens et témoins, donnant lieu à d’intenses débats et disputes – qui, heureusement, ont été retranscrits dans la publication des actes en 1992. Le statut très hétérogène des intervenants est d’ailleurs symptomatique de cette intrication entre mémoire et histoire, à une époque où l’historiographie commençait tout juste à se constituer : y figuraient en effet des pasteurs, un député, le maire du Chambon, des acteurs de l’époque (responsables d’institutions locales tel Auguste Bohny, des résistants tel Pierre Fayol, des Justes telle Madeleine Dreyfus, des professeurs au Collège cévenol tel Olivier Hatzfeld, des réfugiés tel Oscar Rosowsky) et certains de leurs héritiers (telle la fille du chef de la Résistance locale Léon Eyraud), ainsi que des historiens universitaires (Pierre Bolle, François Boulet, Michel Fabreguet), des érudits locaux (Gérard Bollon) et des responsables d’institutions mémorielles (Sabine Zeitoun). Une génération plus tard, les auteurs de l’ouvrage collectif La Montagne refuge, publié à l’ouverture du Lieu de Mémoire, feront une part nettement plus conséquente aux universitaires (au nombre de dix-sept), contre seulement trois responsables institutionnels, deux érudits locaux et un seul témoin, en la personne de Pierre Sauvage. 

Peut-être n’est-ce pas un hasard si celui-ci, qui fut le plus acharné à exhumer et faire connaître l’histoire du sauvetage et à en entretenir la mémoire par toutes sortes de moyens, ignora jusqu’à l’âge adulte qu’il était juif. Ainsi une mémoire collective s’est-elle construite, au moins en partie, sur la base éminemment fragile d’un « trou de mémoire » individuel…


 

7. La patrimonialisation de la mémoire

Ce récit de l’histoire d’une mémoire nous permet de saisir la particularité de l’histoire du Plateau, en tant que lieu de sauvetage et non de catastrophe : une histoire célébrée à l’étranger avant de l’être sur place puis dans la France entière, et dont l’émergence tardive sous forme de traces mémorielles s’explique par deux causes spécifiquement locales : d’une part, les querelles sur l’objectif mémoriel et l’interprétation de l’histoire (les « guerres de mémoire », selon les mots de Pierre Sauvage) ; et, d’autre part, les fortes réticences liées à l’éthique protestante, qui interdit de se prévaloir du bien que l’on a fait – cette « orgueilleuse modestie » évoquée par Patrick Cabanel. 

Je souhaite citer ici Pierre Sauvage, dans un discours prononcé le 26 juillet 1986 lors d’une cérémonie du souvenir devant la plaque commémorative – cérémonie suivie de la récitation du kaddish : « Je sais bien que les habitants du Chambon qui ont vécu cette époque, qui ont contribué à l’action de sauvetage qui s’y est déroulée, sont gênés par une attention qu’ils jugent excessive, embarrassante, souvent maladroite. Je sais aussi que nombre d’entre vous au Chambon estimez que cet intérêt que le monde extérieur vous porte tout d’un coup depuis quelques années est passager et passera. Il n’en est rien ! Le Chambon devient un symbole. Le monde entier désire savoir qu’il y a eu, au moins, Le Chambon. Qu’il peut toujours y avoir Le Chambon. L’intérêt de ce monde traumatisé ne fait que commencer, et que vous le vouliez ou non ici, quoi que vous fassiez, cet intérêt va croître de jour en jour. »

Sauvage avait raison : la mémoire malgré tout s’est peu à peu exprimée, publicisée, agrandie à l’échelle collective, institutionnalisée puis transformée en histoire. Ainsi peut-elle se transmettre, en se tournant non plus vers le vécu des événements passés mais vers leurs traces dans les psychismes des plus jeunes. C’est donc à un processus de patrimonialisation de la mémoire que nous avons assisté, et plus précisément à la construction de ce qu’on peut qualifier de patrimoine éthique, c’est-à-dire une exemplarité morale partagée, héritée du passé et transmissible à nos successeurs. Et c’est là l’une des originalités les plus remarquables du cas du Chambon-sur-Lignon et des communes avoisinantes.

Je termine avec une image qui m’est chère : celle de l’ancien résistant Gabriel Eyraud qui, peu avant son décès, était assis dans le jardin du Lieu de Mémoire au milieu des lycéens venus présenter un spectacle sur le sauvetage. Groupés autour de lui ils écoutaient, fascinés, cet imposant nonagénaire à la belle crinière blanche raconter sa vie au maquis, comme si une photographie s’était soudain échappée de leur livre d’histoire pour venir s’incarner devant eux. Eux aussi étaient en train d’assister, et de participer, à la construction du patrimoine éthique qui fait l’originalité de notre Plateau