Texte de Nathalie Heinich: Le rapport privilégié des protestants à la pédagogie

Nathalie Heinich

 

            L’aventure du Collège cévenol se situe dans la continuité d’expériences pédagogiques typiques du monde protestant. Je m’appuierai pour le montrer sur un ouvrage de l’historienne Janine Garrisson-Estèbe, L’Homme protestant, paru chez Hachette en 1980.

L’intérêt pour la pédagogie

            Nous avons tous en tête le nom de Jean-Jacques Rousseau et ses réflexions sur l’éducation dans L’Émile, qui doivent probablement beaucoup à son statut de protestant. Cette affinité entre protestantisme et intérêt pour la pédagogie s’est confirmée en France après la Révolution lorsque les protestants, « redevenus citoyens à part entière, s’enthousiasment pour tout ce qui touche à l’éducation. (…) Avant même que l’État n’intervienne les protestants s’attachent à fonder des écoles dans les villes où leur communauté est puissante[1]. » Il faut mentionner ainsi la revue Annales de l’Education, fondée par François Guizot en 1811, qui a notamment « diffusé en France les méthodes éducatives étrangères, essentiellement genevoises et germaniques[2]. » Et à la fin du XIX° siècle, de 1882 à 1887, paraît sous la direction de Ferdinand Buisson un Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire qui constituera une « véritable encyclopédie de l’éducation » et sera la bible des « hussards noirs » de la République[3]. »

            C’est que la pédagogie doit être prise au sérieux comme une véritable discipline : « Le protestant, qui se fie plus à la méthode qu’à l’instinct, demeure au XIX° siècle comme au XVI° siècle persuadé que l’éducation ne s’improvise pas ; science ou technique, elle doit être théorisée afin de fournir aux maîtres et aux enfants un encadrement doctrinal et pratique cohérent[4]. »

Quelques repères chronologiques

            C’est dès le XVI° siècle que se manifeste cette « affinité élective » entre protestantisme et pédagogie : « Les pays où les écoles se présentent en tissu serré sont ceux où le protestantisme est largement implanté[5]. » Ensuite, dans les campagnes apparaissent les « instituteurs paysans » qui assurent l’alphabétisation des jeunes n’ayant pas accès à la scolarité. Après la Révolution et la normalisation du statut des protestants sont créées en villes, par les réformés, des « salles d’asile », « ancêtres de nos crèches et de nos maternelles »[6], ainsi que des écoles primaires, dès le Premier Empire : « En 1812 s’ouvre à Paris le premier établissement scolaire protestant depuis 1685 ; il est fondé par des luthériens[7]. »

            Apparaissent également, toujours à l’initiative de protestants, des cours pour adultes : « Dans la première moitié du siècle, deux écoles mutuelles se fondent à Paris ; les animateurs en sont les pasteurs Martin et Frossard ; elles sont soutenues par les dons financiers des grands hommes d’affaires réformés, tel l’industriel Peugeot ou Vernes, le gouverneur du Crédit foncier[8]. » Les bibliothèques font aussi l’objet de l’attention des réformés : « La vénérable Société Franklin, créée dans la première moitié du siècle, vise à diffuser dans les masses l’éducation par la lecture, sa principale activité est de fonder des bibliothèques. Or, sur les dix membres du premier conseil, il se trouve trois protestants, et deux autres proches de la Réforme[9]

            Mentionnons par ailleurs, toujours dans la première partie du XIX° siècle, le rôle très actif des protestants dans le combat scolaire : « Pour à peine 2% des Français que sont les réformés, ils tiennent dans les commissions et les ministères de l’Instruction publique une place disproportionnée à leur importance numérique[10]. » Et c’est Guizot qui, devenu ministre de l’Instruction publique, préparera de 1830 à 1833 les lois sur l’instruction primaire, à l’exemple des expériences genevoises connues de sa jeunesse.

            Dans la seconde moitié du siècle le combat des protestants s’est orienté vers la question de l’école obligatoire : « Sous le Second Empire, ils font pression en ce sens sur le gouvernement ; le baron Charles Dupin soutient ce principe lors de la discussion des lois scolaires à la Chambre de 1858 et de 1859, et Charles Robert soutient son coreligionnaire par un rapport prônant la scolarité obligatoire. Deux ans plus tard, un groupe de manufacturiers de l’Est, parmi lesquels figurent quelques grands noms de l’industrie française : Peugeot, Japy, Mieg, Dolfuss, organisent une pétition auprès du gouvernement afin que celui-ci rende obligatoire l’école[11]. » Ce combat pour l’école obligatoire et laïque mérite d’autant plus d’être souligné qu’il se fait au détriment des établissements luthériens et ou calvinistes créés depuis le début du siècle.

            Cette action politique des protestants en faveur de l’école ne se joue pas tant au niveau ministériel (même si « Jules Ferry et Paul Bert ont de profondes affinités avec l’esprit de la Réforme ; tous deux ont épousé de très remarquables protestantes auxquelles ils sont, l’un et l’autre, très attachés[12] ») qu’au niveau administratif, avec les hauts fonctionnaires de l’Instruction publique, tel Ferdinand Buisson : « Inspecteur des écoles primaires de Paris dès 1871, il entre dans l’équipe de Jules Ferry comme directeur de l’instruction primaire au ministère ; il occupera ce poste crucial jusqu’en 1896. Les mêmes fonctions au niveau des écoles maternelles sont exercées à la même époque par Mme de Kergomard. De même les directeurs des Ecoles normales supérieures de Fontenay-aux-Roses et de Saint-Cloud où sont formés les maîtres des écoles normales de chaque département sont des religionnaires. La première directrice de Fontenay est Mme de Freideberg, à laquelle succède en en 1880 Félix Pécaut, ancien pasteur calviniste[13]. »

            Enfin le XX° siècle est riche lui aussi en initiatives pédagogiques dues à des protestants, telle la célèbre École alsacienne ou encore, à Genève, les travaux novateurs du psychologue Jean Piaget, grand théoricien de l’apprentissage. C’est donc dans cette continuité que s’inscrit donc la création au Chambon-sur-Lignon de l’École nouvelle cévenole puis du Collège cévenol.

Raisons éthiques et religieuses

            Cette affinité entre les protestants et la pédagogie peut s’expliquer par différents facteurs. Tout d’abord, l’on connaît l’importance cardinale du livre dans la foi protestante : le livre sacré, bien sûr, qu’est la Bible, mais aussi tous les livres auxquels donne accès l’encouragement à la pratique individuelle de la lecture.

            Plus profondément, Janine Garrisson-Estèbe fait remarquer la place que prend dans « l’éthique réformée » la question de l’élévation morale et, avec elle, le rôle de l’éducation : « Il s’agit de transformer l’être humain par la contrainte et l’exemple et lui donner ainsi l’occasion de développer au maximum ses potentialités. D’autre part, aider les autres à posséder ce savoir et cette morale qui les rendent meilleurs est un aspect du service social auquel chaque protestant est astreint. Tout cela, en fait, résulte de la croyance fondamentale des protestants dans les capacités de l’individu à agir sur lui-même et sur le réel qui l’entoure[14]. » En découle une focalisation sur la vie terrestre plutôt que sur un monde futur, qui prédispose à « construire sur la terre ce que Calvin a appelé dès 1536 l’˝ordre politique˝[15] » – une construction qui exige pour tout un chacun un haut niveau d’éducation.

            Enfin, une certaine forme de rationalité habite l’éthique protestante, orientée vers « le bon sens et la liberté de jugement des individus débarrassés des superstitions et des fausses croyances du passé et devenus capables de décider par eux-mêmes de leurs options »[16]. Or, là encore, « l’acquisition de ces comportements qui font l’homme lucide, moral et responsable de ses actes exige la contrainte de l’éducation familiale et, surtout, scolaire[17]. »

            Voilà donc, en résumé, les principales raisons pour lesquelles les protestants, « lecteurs solitaires de la Bible », sont aussi d’ardents soutiens de l’éducation pour tous, parfois des inventeurs d’innovations pédagogiques et, toujours, des citoyens imprégnés de la confiance dans le livre. C’est cette dimension importante de l’« éthique protestante », pour reprendre l’expression de Max Weber, que l’on retrouve au Chambon-sur-Lignon, avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation, avec l’École nouvelle cévenole et, il y a exactement quatre-vingts ans, le Collège cévenol.

 

 


 


[1] J. Garrisson-Estèbe, L’Homme protestant, Paris, Hachette, 1980, p. 172.

[2] Ib. p. 177.

[3] Ib. p. 178.

[4] Ib. p. 176.

[5] Ib. p. 170.

[6] Ib. p. 172.

[7] Ib. p. 173.

[8] Ib.

[9] Ib.

[10] Ib. p. 174.

[11] Ib. p. 173-174.

[12] Ib. p. 175.

[13] Ib. p. 175.

[14] Ib. p. 172.

[15] Ib. p. 184.

[16] Ib.

[17] Ib.