Texte d'Ira Noveck: L'influence américaine sur le développement du Collège Cévenol

Ira Noveck

 

Un Américain qui se promène sur le campus du Collège Cévenol ne peut s'empêcher d'avoir l'impression de se trouver dans une version miniature d'une petite université privé aux Etats-Unis qui s’appelle aussi College. J'ai visité de tels campus – comme le Williams College au Massachusetts et le Macalester College dans le Minnesota et dans bien d'autres encore – disséminés à travers les États-Unis. 

 

Qu'est-ce qui rend un endroit comme ça si spécial ? La disposition des bâtiments, notamment les résidences pour étudiants, un magnifique bâtiment abritant les salles de classe, les laboratoires et les espaces culturels, un bâtiment qui s’appelle Jim Bean House (et non La Maison de Jacques Haricot), et surtout une forte présence sportive (une belle salle de sport, des courts de tennis et un terrain de basket). Alors que je me familiarisais avec la piste de course (et que je surveillais mon temps), je me suis rendu compte qu'un tour équivalait à environ 330 mètres, qui veut dire que trois tours font un kilomètre et cinq tours un mile. Il devait y avoir une influence américaine dans la création de cet endroit.

 

Il y avait des indices qui laissaient penser que c'était le cas (André Trocmé a étudié à NY et a rencontré Magda la-bas) et la femme de Theis était américaine, mais pour étayer cette affirmation – à savoir qu'il y avait une influence américaine –, il fallait mener des recherches plus approfondies, jusqu'au Swarthmore College, un autre campus américain, en Pennsylvanie, afin d'avoir accès aux archives relatives au Collège Cévenol, aux Trocmé, au Theis et aux nombreux leaders quakers éminents. 

 

Il est désormais clair que cette impression, forgée en courant sur la piste, n'était pas fausse. Dans ces archives, ainsi que dans les mémoires d'André Trocmé, on trouve de nombreux exemples illustrant la fascination des Américains, après la guerre, pour le projet du Collège Cévenol, dont ils sont ensuite devenus les principaux promoteurs. Les Américains qui ont vu l'état dévasté de l'Europe après la guerre cherchaient désespérément à trouver un peu d'optimisme quelque part sur le continent... ils voulaient trouver la lumière dans les ténèbres... et c'est le Collège Cévenol qui leur a apporté cette lumière.

 

J'ai préparé deux textes qui retracent des moments charnières de la transition au cours de laquelle les Américains ont influencé la création du Collège Cévenol. Le premier est tiré des mémoires de Trocmé, dans lesquelles il raconte comment il s'est rendu en mission aux États-Unis en 1945 afin de collecter des fonds pour le Collège.  Il a réussi à réunir 4 000 dollars (l'équivalent de 65 000 euros aujourd'hui), plus une partie d'un autre don de 1 000 dollars provenant directement des frères Rockefeller.  C’était littéralement à la veille de son retour en France, par bateau, qu'il reçut une dernière visite d’un couple inconnu : Carl et Florence Sangree.

 

Dans ses mémoires, il explique comment Carl Sangree s'est présenté comme ayant été pasteur d’une Église calviniste dans le Massachusetts et comment elle, Florence, a expliqué qu'elle était directrice administrative d'une école appelée Northfield Schools for Girls. Il n'a pas trouvé très intéressant ce qu'ils avaient à lui offrir au debut de leur conversation (apparemment, comme beaucoup, ils voulaient jouer un rôle dans le collège). Mais, alors qu'ils s'apprêtaient à partir, il écrit (je cite des paroles de Trocmé, page 504) :

 

« C’est debout près de la porte, que Mme Sangree prononça la phrase qui allait tout bouleverser : ˝ Il y a une chose que je ne vous ai pas dite, M. Trocmé : pendant la guerre, nous avions ouvert, Carl et moi, à West Commington, un petit foyer pour réfugiés juifs rescapés du nazisme, et c’est justement votre souci pour les Juifs qui nous a tellement frappés dans votre discours. Pour nourrir ces gens, nous avions developpé certaines méthodes de collectes qui pourraient vous intéresser : nous formions dans les écoles de Nouvelle-Angleterre de petits comités d’étudiants.  Peut-être pourrions-nous ranimer ces groupes pour aider le collège Cevenol !˝ »

 

« Ah mais cela est tout autre chose ! C’est très intéressant ! m’exclamai-je.  Venez donc vous rasseoir ! »

 

C’est ainsi que pendant l’heure qui suivit naquit la grande amitié qui nous lie encore avec les Sangree, amitié grâce à laquelle le Collège Cevenol put prendre son envol.  Il fut décidé que je renoncerais à prendre le bateau du lendemain, et que je resterais avec les Sangree pendant un mois, afin de mettre au point un programme d’aide au collège Cévenol.

 

Au cours du mois suivant, les trois amis ont passé des temps ensemble dans le Connecticut, où vivaient les Sangree et où Florence Sangree poursuivait son association avec la Northfield Girls School et son établissement jumeau, la Mount Hermon School for Boys.  C'est là que Trocmé a appris, comme tous les autres dans la conversation d'ailleurs, qu'un « college » au sens américain du terme n'est pas la même chose qu'un collège au sens français du terme. Comme il l'a dit (page 505) :

 

Mais c’est ici que mes peines commencèrent : j’avais parlé aux Sangree d’un College ; or un College aux USA, c’est une sorte d’université preparant en quatre ans les étudiants à une sorte de licence appellé « Bachelors degree ».  Je mis beaucoup de temps à comprendre, et a faire comprendre que le baccalauréat français assurait seulement l’entrée à l’université ; mais que le Collège Cévenol valait cependant mieux qu’une « High School » et méritait le titre de « collège » ou de « lycée » sans être une Université. Déçus de constater que nous n’étions pas un « college » de style américain, les Sangree me firent connaitre quelques Prep Schools, établissements privés, souvent très chers, qui préparent l’entrée dans les Colleges [aux Etats Unis].

 

En comparant les lycées que Trocmé connaissait en France et les écoles préparatoires qu'il visitait alors, il comprit à quel point l'esprit de corps de ces institutions privilégiées était différent de celui des établissements français. Comme il l'écrivit, l'attitude d'un étudiant français « oblige chacun de nous à vivre sur la défensive : maîtres contre élèves ; élèves contre les sarcasmes du maître ; insupportable et humiliantes taquineries dont j’avais toujours souffert de la part de mes camarades. »

 

Il semble que le modèle américain l'ait séduit. Alors qu'il se familiarisait avec ces écoles préparatoires américaines, on lui a demandé de conseiller un étudiant français malheureux aux États-Unis qui avait des difficultés dans l'une de ces écoles préparatoires et qui, apparemment, avait importé son attitude négative et moqueuse envers ses camarades et ses professeurs, ce qui rendait le directeur désemparé face à cet étudiant. Lorsqu'il a rencontré l'étudiant, il lui a dit (encore une fois je cite Trocmé):

 

« En Amerique, it is not doneOn vous fait confiance.  Et c’est cet esprit de confiance, précisément, que j’aurais tant voulu faire régner au Chambon. »

 

Le deuxième passage concerne la fascination et l'espoir sincères que les dirigeants protestants américains ont placés dans le Chambon. En parcourant les archives, on découvre à quel point il y avait des réunions régulières pendant des années post-guerre pour discuter de plans concrets (par exemple, la nécessité d'une brochure pour l'école), des procès-verbaux sur la collecte de fonds, des discussions très approfondies sur les salaires, la mise en place de camps de travail, le caractère particulier de ces camps, la construction de nouveaux bâtiments. Le groupe qui s’appelle les Amis américains du Collège Cévenol était très impliqué dans la gestion quotidienne de cet établissement. Il ne s'agissait pas d'une opération improvisée. Il y avait même un bureau dédié au Collège Cévenol à New York, situé au 110 East 29th Street, en plein cœur de Manhattan. Des dîners annuels de collecte de fonds étaient organisés à New York et ailleurs, où le Collège Cévenol était l'invité d'honneur permanent. En résumé, l'espoir suscité par le Collège et les actions de Trocmé et Theis s'est répandu dans toute la communauté protestante des États-Unis. 

 

Le message était généralement diffusé par le biais de lettres partagées.  Voici le début d'une de ces lettres ouvertes (traduit de l’anglais), écrite par Elmore McKee, un éminent membre du groupe à New York:

 

« Si vous, cher lecteur, me demandiez où vous pouvez aller en Europe pour trouver des gens qui allument des bougies au lieu de maudire l'obscurité, je vous répondrais : prenez le train, comme je l'ai fait, de Paris vers le sud jusqu'à Saint-Étienne, changez pour Dunières, puis changez à nouveau pour prendre le train pittoresque, tranquille et à voie étroite qui vous emmène sur des sièges très inconfortables jusqu'au Chambon-sur-Lignon, dans la Haute-Loire. Frappez à la porte des pasteurs André Trocmé et Edouard Theis ; demandez-leur de vous raconter comment leur communauté paysanne huguenote des collines a traversé la guerre, servant simultanément les deux causes de la Résistance (en grande partie sans violence) et de la bonne volonté internationale ; et comment cette bonne volonté se poursuit aujourd'hui. Et leurs propos seront étayés par les actions actuelles menées au sein de l'Église réformée locale, au sein du Collège Cévenol, en pleine expansion et très dynamique, au sein de la communauté dans son ensemble et parmi les prisonniers de guerre allemands vivant à proximité. »

 

Ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres, mais les archives en regorgent. À partir de 1945 les Américains se rendaient régulièrement en pèlerinage au Chambon, y travaillaient physiquement pour aider à construire le Collège, et participaient activement à des comités aux États-Unis. Ils étaient tous inspirés par la création du Collège et par l'esprit de Chambon. Pour eux, le Collège était un moyen d'allumer des bougies d’espoir – au lieu de maudire l'obscurité.

 

-- Ira Noveck (10 aout 2025)