Je voudrais ici faire seulement quelques remarques sur le moment « Collège cévenol » dans le parcours de la vie et des œuvres de Paul Ricœur, en soulignant les grandes lignes qui traversent et animent ces trois années très fécondes.
Un bref rappel pour commencer, car la vie de Ricœur est pensante, ou pensive, très tôt. Paul Ricœur est né en 1913 à Valence où son père était professeur d’anglais au lycée. Il est orphelin de mère presque immédiatement puis de père, tué à la bataille de la Marne en 1915. Avec sa sœur ils sont éduqués à Rennes par des grands-parents d’origine darbyste. Pupille de la Nation, engagé dans le scoutisme protestant et dans les mouvements de jeunesse, puis dans la Fédé étudiante sous l’influence de Karl Barth, il est radicalement pacifiste. Il a d’ailleurs des divergences avec son ami André Philip, lui aussi engagé dans le mouvement du christianisme social et dans les réseaux barthiens, sur la question du réarmement de la France face à une Allemagne de plus en plus ouvertement belliqueuse.
Après ses études de philosophie, nommé professeur au Lycée de Saint-Brieuc, il est surpris et mobilisé par la guerre, et restera prisonnier de guerre en Allemagne de 1940 à 1945 (avec son ami des Ollières Guy Fougeirol, mais aussi Mikel Dufrenne, Daniel Robert, Roger Ikor, et bien d’autres intellectuels, ils se donneront des cours les uns aux autres, et Ricœur donne en 1941 un cours sur Nietzsche pour montrer que sa pensée est bien différente de ce que les nazis en ont fait).
Outre le plan, esquissé à de nombreuses reprises, de sa thèse de doctorat sur la philosophie de la volonté, il rencontre à ce moment-là, face à la guerre, deux des thèmes qu’il développera dans les années du Chambon et au-delà. D’une part c’est la découverte de l’ampleur du mal, qui n’est pas seulement une question de responsabilité morale, mais un déjà là que les tragiques grecs ont su explorer, et aussi un désastre collectif, largement issu de l’effondrement et du dévoiement des institutions du pouvoir (politique) de l’avoir (économie) et du valoir (culture). Et d’autre part justement c’est la découverte de l’importance des institutions justes, qui n’ont pas seulement pour fonction d’être un moindre mal, mais portées par une visée du bon, car il est bon que le Magistrat soit. D’où la découverte de l’importance du droit et des institutions démocratiques.
Libéré à la fin du printemps 45, Ricœur arrive donc avec sa femme Simone et ses trois premiers enfants au Chambon pendant l’été 45, à l’invitation d’André Philip, pour assumer l’enseignement de la philosophie. On le sait, ces années-là sont un moment important aussi pour le Chambon et le Collège cévenol, notamment par le nombre des enfants juifs qui ont été cachés ici et là, accueillis dans des pensionnats (ma mère qui y était pensionnaire avec deux de ses sœurs y a connu deux enfants Lyon-Caen), et pris comme élèves au Collège. En toile de fond de ce qui précède il y a certes eu les réseaux de la résistance, mais c’est surtout la désobéissance civile qui était à l’œuvre au Collège, comme dans les réseaux quakers du pasteur Shommer (qui fut plus tard le premier à inviter Ricœur aux USA), ou d’ailleurs à la Cimade, et on peut dire que c’est un vieux savoir-faire protestant en France, depuis les persécutions des 17ème et 18ème siècles. Et puis bien sûr et surtout, le Collège, dans ces années-là, c’est une aventure pédagogique innovante, internationale, mêlant diverses traditions de manière originale, une expérience vectrice à bien des égards pour la pensée de Ricœur.
C’est dans ce contexte qu’il rédigera sa thèse de doctorat sur Le volontaire et l’involontaire, premier volume de sa Philosophie de la volonté, doublée d’une traduction et introduction aux Ideen de Husserl (qu’il avait commencé à traduire dans son camp de prisonnier, en écrivant dans les marges de son exemplaire allemand caché sous son matelas, car Husserl était interdit dans l’Allemagne nazie). On reviendra pour finir sur ce qu’il y appelle le chemin du consentement, l’importance d’un « oui » conscient de la finitude, face à la pensée plus négative de Sartre, alors dominante. Son jury de doctorat est dirigé par Jean Wahl, et Vladimir Jankélévitch y participe. Ricœur est nommé à l’Université de Strasbourg à l’été 1948.
Le paysage et la situation de ces trois années si fertiles sont posés : tirons en maintenant les lignes, et voyons comment ces différents thèmes se nouent entre eux. Nous prendrons ici en considération les traces de pensée dans les œuvres et textes publiés à partir de 1945 mais jusque vers 1951, dans la mesure où ils correspondent à des questions qui le travaillent dans la période du Collège au Chambon.
1. La question de la non-violence et de l’État
Dans « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire », paru dans la revue Esprit en 1949 (et repris en poche dans le recueil Histoire et vérité), il distingue la révolte, l’insoumission, et la désobéissance civile, et montre que refuser de défendre son État peut parfois devenir un témoignage nécessaire, mais que cela implique que l’on accepte que notre État puisse être défait, et même peut-être anéanti. La désobéissance comme l’insoumission sont donc des questions sérieuses, qu’il faut prendre dans toutes leurs conséquences cohérentes. Ce texte ne sera pas sans importance dans les années suivantes, au moment de la montée des tensions autour de la guerre d’Algérie. Il en reprend les thèmes dans une conférence à Genève en 1957, « État et Violence », où il montre qu’il n’y a pas d’État sans violence, et que la violence et la non-violence de l’amour du prochain sont comme deux pédagogies incompatibles mais nécessaires, à penser ensemble.
On trouve un thème voisin avec la critique du communisme stalinien dans « Le Yogi, le Commissaire, le Prolétaire et le Prophète », paru dans la Revue du Christianisme social en 1949, à propos du livre de Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Ricœur est proche des positions de Merleau-Ponty. On trouve dans ce texte le refus de l’opposition plate entre le Yogi purement intérieur et le Commissaire dont l’efficacité justifie tous les moyens.
Un autre aspect de la réticence que Ricœur développe à cette époque-là à propos du marxisme, en tout cas dans sa forme stalinienne, c’est le refus de remplacer le sens théologico-politique de l’histoire, qui a fait tant de mal, par un sens de l’histoire sécularisé dans la forme des grandes synthèses des philosophies de l’histoire (Hegel, Marx, etc.). Comme il le dira dans « Vérité et mensonge » (Revue du Christianisme social 1951) et dans « Le chrétien et le sens de l’histoire » (Revue du Christianisme social 1951, tous deux repris dans Histoire et vérité)), il faut penser la pluralité foncière de l’histoire humaine, des sociétés et de l’État, et aussi des civilisations, et des différentes lignes d’histoire.
2. L’importance des institutions démocratiques
Ce second thème est lié au premier sur la question de la violence et de l’État, et du pluralisme méthodique de la conscience historique, comme il est aussi lié au suivant sur la question du mal et de la culpabilité, comprises aussi dans leur dimension politique. Et ce sont les mêmes textes qui entrelacent ces divers thèmes. Il y a cependant un texte qui porte directement sur la question des institutions démocratiques, C’est « La crise de la démocratie et de la conscience chrétienne » paru en 1947 dans la Revue du Christianisme social. Ce titre évoque la fameuse conférence de Husserl en 1936 sur la crise de la conscience européenne. La crise de croissance qui affecte la démocratie est la possibilité du basculement dans le totalitarisme et les technologies de manipulation de masse, et la crise de la conscience chrétienne est celle qui la dissocie de toute responsabilité politique en l’enfermant dans une intériorité pieuse, apolitique. Plutôt que d’opposer l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité, comme il le dira ailleurs, il faut penser la complémentarité entre une liberté qui résiste de l’extérieur aux abus de pouvoir, et une liberté qui oriente de l’intérieur les institutions vers toujours plus de justice, de bonté.
Un autre texte issu de la même veine inaugure le thème de la pluralité des civilisations, et s’intitule « Le Christianisme et la civilisation occidentale » (Revue du Christianisme social 1946). C’est l’idée qu’il y a des civilisations, porteuses de styles de vie différents, et que cette pluralité dit aussi le caractère périssable des civilisations, mais encore leur créativité à chaque fois inédite. Je remarque que dans une conférence au Collège cévenol en 1962 Ricœur se demandait si le protestantisme traditionnel n’est pas « en train de s’estomper et peut-être de disparaître ». Il faut cependant penser la tension dialectique entre la fidélité et l’espérance, entre la tradition sédimentée et la créativité innovante. Ricœur écrit : « « J'appartiens à ma civilisation comme je suis lié à mon corps. Je suis en-situation-de-civilisation et il ne dépend pas plus de moi d'avoir une autre histoire que d'avoir un autre corps », et c’est dans la même veine qu’il écrira un peu plus tard dans « Civilisation planétaire et cultures nationales » (Esprit 1960, repris dans Histoire et vérité)), « pour rencontrer un autre que soi il faut avoir un soi ». Dans « Le Christianisme et la civilisation occidentale », en 1946, Ricœur montre le danger du repli chrétien dans des communautés en marge, en retrait, et il y oppose la responsabilité des citoyens.
3. La question du mal et de la culpabilité
Dans la ligne de ce thème, on trouve d’abord un texte petit mais important et incisif, presque prophétique, paru dans le journal Réforme en septembre 1947, sur la question coloniale, où, sortant lui-même de près de cinq années de captivité, il se demande si nous ne serions pas à notre tour les nazis d’autres peuples, sans même nous en rendre compte, et pose les conditions pour sortir de cet impensé, de cette insensibilité.
C’est aussi dans ces années-là que Ricœur commence à comparer la culpabilité tragique, où le mal est toujours déjà là, et la culpabilité biblique, où le mal est introduit par l’action humaine, l’une qui tend à atténuer la responsabilité et l’autre à l’accentuer, dans deux herméneutiques différentes et complémentaires, qu’il intégrera dans son cycle sur La symbolique du mal (1960). Plus tard la culpabilité tragique le poussera à reprendre la lecture de Freud, où le mal subi peut générer à son tour un mal agi dans une compulsion de répétition. Bien plus tard encore, à la suite de son grand ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricœur reprendra cette question dans une conférence publiée au Chambon en 2003, « Le bon usage des blessures de la mémoire ».
Mais le texte majeur sur cette question est celui sur « La culpabilité allemande » (Revue du Christianisme social 1949), qui propose une lecture du livre de Karl Jaspers sous ce titre. N’oublions pas que ces années-là Ricœur honore sa dette envers le philosophe existentialiste allemand avec deux livres : l’un écrit avec son camarade de captivité Mikel Dufrenne, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence (Seuil 1947), et l’autre tout seul : Gabriel Marcel et Karl Jaspers, philosophie du mystère et philosophie du paradoxe (Seuil 1948). Dans « La culpabilité allemande », à la suite de Jaspers, Ricœur distingue la culpabilité pénale et la culpabilité morale, mais aussi la culpabilité politique et la culpabilité métaphysique. On voit ici se déplier ce que l’on trouve dans d’autres textes d’Histoire et vérité, ce que nous appelions plus haut l’amplitude du mal, qui s’atteste dans la déchéance des grandes institutions de la politique, de l’économie, de la culture, qui peuvent tour à tour être saisies par la pathologie totalitaire. Et c’est bien ce qui nous renvoie à l’importance des institutions de la juste pluralité, qui arrêtent le mal, le limitent.
Non sans hésitation j’ajoute ici un texte étonnant, « Perplexités sur Israël », qui n’est publié par Esprit qu’en 1951, mais qui résulte d’un débat avec André Neher commencé en 1948. On se situe donc immédiatement après la découverte de l’ampleur de la Shoah. Ricœur pose que « ce qui est important à la politique mondiale, c’est qu’il y ait un peuple qui croit, de toute sa faiblesse, de toute sa souffrance, de toute son espérance, que sa seule existence possible est située en un lieu précis du monde, qu’il est malheureux hors de ce lieu, heureux quand il y est rassemblé » (Lectures 1, Paris Seuil 1990, p.359). En ce sens-là, Israël n’a rien à voir avec les croisés, rien à voir non plus avec une colonie, et figure le rassemblement d’un peuple épars, le retour des exilés. La question perplexe posée à la page suivante à la « géothéologie » défendue par Neher comme l’identification d’un Absolu avec une Terre est la suivante : « l’essence que vous invoquez, et qui, pour vous, fonde votre droit à la terre de Palestine, est-elle compatible avec l’existence des autres, autour de cette terre, et sur cette terre même ? ». C’est « le problème de la compossibilité des vocations et en conséquence de la coexistence des communautés historiques dans le même espace » qui peut et doit faire l’objet de la discussion, il s’agit « non de l’existence pour soi d’Israël, mais de son existence avec les nations ». Cette question, non plus géothéologique mais politique, l’Europe ne peut s’en laver les mains, car elle n’a su régler le problème judéo-chrétien qu’en créant un problème judéo-arabe. Ricœur pose des conditions à tout règlement politique : embargo sur les armes de tous les côtés, sortir Israël/Palestine des politiques des blocs, équilibre démographique, reconnaissance de l’imbrication mutuelle du fait arabe dans le fait sioniste. Neher approuve ces conditions et les juge soutenables, Ricœur se dit inquiet.
4. La question scolaire
Le collège cévenol a été pour Ricœur une expérience pédagogique fondatrice, même si elle n’était pas renouvelable dans le contexte ultérieur de sociétés moins héroïques ! On parle beaucoup de l’intensité spirituelle du Collège, certainement due à la présence de nombreux jeunes du plateau issus de familles, dont la foi était très fervente. Mais cette intensité était due certainement aussi à la pluralité internationale des langues et à la pluralité des origines religieuses et spirituelles des collégiens.
Dans les textes ultérieurs de Ricœur portant sur la querelle scolaire, on voit qu’il est attaché à l’idée que à côté d’enseignements plus traditionnels, et en quelque sorte sédimentés et devenu classiques, il faut toujours faire place à la possibilité d'essayer une école plus expérimentale, avec des innovations qui sont à la fois des têtes chercheuses de la modernité et les témoignages prophétique du possible. C’est d’ailleurs ainsi qu’il pense la possibilité de réunir dans la même institution commune de l’Éducation Nationale une diversité de modalités. On trouve cela dans les « Propositions de paix scolaire » publié dans Foi & Education en juillet 1949.
Une des idées importantes de ce texte c’est que l’École appartient à la Nation et non à l’État. De manière pour nous aujourd’hui originale, Ricœur entend par Nation la société civile dans sa diversité, et par État ce qui fait l’unité de cette Nation, de manière plus verticale. Cette position est restée la tige des lignes qui ont été défendues par Ricœur autour des débats sur la laïcité, jusque dans son livre d’entretien, paru en 1995, La critique et la conviction.
5. Le chemin du consentement
Reste sans doute l’essentiel de ce qui le travaille au long des trois années du Chambon, sa thèse sur Le volontaire et l’involontaire. Après coup, en 1995, dans Réflexion faite, il raconte son cheminement de la manière suivante. Il avait voulu partir d’une approche phénoménologique qui donne le noyau descriptif d’un volontaire (le choix, la décision) et d’un involontaire (l’émotion, l’habitude) en quelque sorte innocents, dégagés de toute interprétation idéaliste, mais en reconnaissant que la réduction en est toujours inachevée. C’est dire que l’on est toujours déjà là, au beau milieu des choses et jamais au commencement.
Et c’est à cela qu’il faut consentir : le chemin du consentement, consentement à être né, passe par la révolte, par un consentement stoïcien, puis un consentement orphique, pour en venir à un consentement selon l’espérance. J’ai raconté ce cheminement dans un livre pour enfants, Le oui de Paul Ricœur (Les Petits Platons, 2011), qui se passe au Chambon et même au Mézenc ! Dans l’idée de consentement, il y a quelque chose comme de l’affirmation originaire, première, mais aussi quelque chose comme une approbation seconde de ce qui nous est donné. Mais dans tous les cas c’est l’idée que le oui est plus grand, plus radical, que le non au cœur de l’homme, et que, comme le disait Camus, la révolte trouve sa source dans une affirmation plus profonde que toute négation. C’est ici que Ricœur et Camus se rejoignent contre Sartre, sans doute — on se souvient ici de cette conférence de Ricœur sur Camus dans les années 50, au temple du Chambon, sans savoir que Camus était dans la salle !
Dans les schémas rapportés de sa captivité, Ricœur voulait poursuivre sa phénoménologie de la volonté par une empirique des passions, de la servitude volontaire, puis par une poétique de la volonté, des modalités multiples des expériences et des expressions de seconde innocence, d’une naïveté seconde. Il le raconte aussi en 1995 dans Réflexion faite.
Je ne sais pas s’il y est ou non parvenu, pas plus que je ne sais si Nietzsche a pu rejoindre le stade final de l’enfance qu’il se propose dans son Zarathoustra. Mais à la fin de ce « chemin du consentement », Ricœur cite Rilke dans ses Elégies à Duino : « être ici est une splendeur ». Je pense que cet énoncé de Rilke dit beaucoup de ce qu’a pu éprouver Ricœur au Chambon, au Collège, après les années de tristesse, de douleur et d’épouvante qui avaient été traversées. Malgré tout, oui, « être ici est une splendeur ». Ma tante Catherine de Seynes, fille d’un pasteur du Chambon de cette époque, alors jeune lycéenne, rapportait que « Ricœur donnait de la chair aux mots, il mangeait les mots, il mangeait la vie et donnait envie de tout cela ». Ricœur lui avait laissé une carte postale au dos de laquelle il avait écrit ces mots de Goethe : « Le monde est bon ». En dépit de l’ampleur et de la profondeur du mal, le monde est bon. Il me semble que c’est sur cette impression qu’il faut laisser Ricœur au Chambon.